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Comportements des employeurs et gestion de la prévention des risques professionnels
Felicity Lamm explore ici les raisons pour lesquelles les petites entreprises éprouvent des difficultés à se conformer à la réglementation en matière de SST. D’autre part, elle invite à mieux comprendre le concept d’observance1 en comparant les initiatives des employeurs en matière de SST et les typologies de comportements d’observance des chefs d’entreprise en général.
Le nombre de petites entreprises a considérablement crû dans la plupart des pays ces vingt dernières années. Cette tendance n’est pas sans répercussions en matière de SST : de plus en plus d’éléments attestent que les salariés des PME sont plus fréquemment exposés à des situations dangereuses et souffrent plus d’accidents du travail et de maladies professionnelles que les autres salariés (Dawson et al., 1988 ; Nichols et al., 1995 ; Mayhew et Quinlan, 1998 ; Quinlan, 1998 ; Stevens, 1999 ; Eakin et al., 2000 ; Walters, 2001 ; Okun, 2001 ; Morse et al., 2004 ; Walters, 2004 ; Hasle et Limborg, 2006). Le problème est d’autant plus difficile à circonscrire que les PME sont hétérogènes, qu’elles ont un cycle de vie court et qu’elles manquent d’instances de représentation des salariés.
Cet article explore donc d’une part les raisons pour lesquelles les petites entreprises éprouvent des difficultés à se conformer à la réglementation en matière de SST ; d’autre part, il intègre les données d’une enquête récente afin de mieux comprendre le concept d’observance en mettant en relation les initiatives des employeurs en matière de SST et les typologies de comportements d’observance des chefs d’entreprise en général (Massey et al., 2006). Nous définissons ici la petite entreprise comme une entreprise employant moins de 20 personnes dans le secteur non manufacturier et moins de 100 dans le secteur manufacturier.
Observance réglementaire et pratiques SST dans les petites entreprises
Les facteurs clés influençant les pratiques de la SST et le niveau d’observance peuvent être regroupés en trois grandes catégories, qui dépendent des pratiques de management du chef d’entreprise, de la gestion des ressources humaines et de sa relation avec la réglementation. Chacune représente les fonctions de direction d’une petite entreprise.
Diriger une petite entreprise diffère indubitablement de la direction d’une moyenne ou d’une grande entreprise. Comme Dawson et al. (1988, p. 113) l’écrivent, « le management dans les plus petites entreprises prend un sens différent. Les circuits de communication sont plus courts, la structure est plus simple et souvent la pression commerciale est ressentie de manière plus immédiate et plus claire ».
La principale caractéristique des petites entreprises est l’intégration des connaissances et de l’expérience du chef d’entreprise à la production et au développement de son entreprise. Il ne doit pas seulement développer des compétences de gestion qui englobent tous les aspects de l’entreprise, mais il doit aussi perpétuellement rechercher un équilibre entre administration, production et recherche de clients. Sa capacité à gérer toutes ces fonctions, en y incluant la santé et la sécurité au travail, est vitale pour la survie de son entreprise.
Or, manager la SST dans ces organisations est une tâche qui dépasse l’identification et la réduction des risques.
Pour le chef d’entreprise, il s’agit d’obtenir les ressources juridiques nécessaires, de recevoir les formations appropriées et d’acquérir suffisamment d’expérience industrielle pour définir une stratégie d’amélioration des systèmes de production – par exemple, lors de l’introduction d’une technologie nouvelle ou d’un système de management de la qualité (Lamm et Walters, 2004 ; Hasle et Limborg, 2006).
De récentes recherches tentent d’établir un lien entre les décisions prises par les chefs de petite entreprise compétents ayant mis en oeuvre de bonnes pratiques en matière de SST et les gains de productivité réalisés par l’entreprise. Lorsque l’on introduit des mesures en matière de SST pour augmenter la productivité dans les petites entreprises, la priorité est en effet le plus souvent de tenter de changer les comportements des employés au lieu de modifier les attitudes des employeurs (Smallman et John, 2001 ; Massey et al., 2006). Or, il s’avère très difficile d’amener les employeurs à investir dans de meilleures conditions de travail, qui peuvent conduire ou pas à augmenter les marges. Les études montrent clairement que les employeurs, particulièrement les dirigeants de petite entreprise, choisissent fréquemment et délibérément de ne pas se conformer à la réglementation SST et d’employer des travailleurs immigrés sans papier dans le but d’obtenir un avantage compétitif et de maintenir un haut niveau de productivité (Lamm et Walters, 2004).
Ces résultats suggèrent d’une part que les entreprises s’efforcent de gagner en productivité et mettent en place des mesures SST pour maintenir les coûts sociaux d’indemnisation au plus bas ; mais d’autre part, elles demandent à leurs employés de travailler plus longtemps, plus dur et plus efficacement souvent dans des conditions extrêmement risquées. Cette ambivalence se retrouve dans les relations avec leur environnement. En effet, les gros clients ou les fournisseurs peuvent avoir un impact positif ou négatif sur la façon dont la SST est gérée dans les petites entreprises. Soit en fournissant de l’assistance en matière de SST aux dirigeants de petite entreprise ou soit en considérant que la SST n’est pas une priorité. Les conseillers des petites entreprises, comme les chambres de commerce et les associations d’industriels, peuvent aussi aider les dirigeants de petite entreprise à gérer l’observance. 80 % des dirigeants de petite entreprise utilisent ainsi des cabinets d’experts comptables pour un grand nombre de services, notamment des conseils en SST (Lamm et Walters, 2004).
La gestion des ressources humaines
Les pratiques RH des petites entreprises se distinguent naturellement de celles des grandes organisations : outre leur propension à employer de la famille et des amis, les petites entreprises ont tendance à mettre en place des pratiques qui développent l’emploi précaire (travail temporaire, temps partiel, travail des femmes, emploi de travailleurs sans papiers...).
Ces deux stratégies sont fondées sur le désir d’atténuer l’impact financier de la réglementation du travail sur l’entreprise. Si dans certains cas les femmes sont « exploitées », elles ont aussi une grande influence sur la gestion des entreprises ; leur rôle sur le niveau de prévention des risques professionnels est toutefois rarement pris en compte par les législateurs, les praticiens et les chercheurs.
Enfin, l’équilibre des pouvoirs entre employeurs et salariés est un facteur trop souvent négligé dans les débats sur la santé au travail dans les PME. En effet, la nature des relations de travail n’est pas strictement dialectique et l’on n’oppose pas le contrôle des employeurs à la résistance des salariés. Ces derniers sont peu contestataires pour différentes raisons : d’une part, parce que les travailleurs vulnérables sont effrayés par les conséquences potentielles d’une attitude trop revendicatrice et ne sont pas portés à se plaindre aux autorités. D’autre part, parce que les travailleurs moins vulnérables rechignent à porter plainte en signe de loyauté et d’allégeance envers leur employeur. Ils s’identifient en fait à leur entreprise et pour nombre d’entre eux – ainsi que pour leur employeur–, une récompense implicite telle que l’autonomie est plus importante qu’un environnement de travail sans risque pour la santé.
La relation à l’environnement réglementaire
Gérer une entreprise en respectant la réglementation est perçu par les dirigeants de petite entreprise comme complexe et coûteux. Les inspecteurs du travail quant à eux trouvent que réglementer les petites entreprises est source de tensions et que leurs relations peuvent s’en trouver compliquées (Vickers et al., 2005). En effet, employeurs et corps d’inspections ont connu une forte inflation de la réglementation SST ces dernières décennies et se plaignent de la complexité et du niveau croissant d’observance à atteindre.
Par ailleurs, la législation privilégie l’autoréglementation des entreprises dans les domaines de la SST et de la performance (Lamm, 2002). Or, des études de cas révèlent l’ambiguïté de la notion de standard de performance et les difficultés de cette approche dans les petites entreprises, qui ont donc peu de chances de pouvoir réduire les taux de fréquence des maladies professionnelles et les accidents du travail. (Massey et al., 2006). Cette réduction supposerait une combinaison d’éléments clés, comme un total engagement de l’encadrement, des systèmes de management SST fiables ainsi qu’une culture organisationnelle qui fait état d’exemples de bonnes pratiques en SST. Enfin, la capacité de produire en respectant la réglementation est souvent liée à la disponibilité des ressources juridiques (Lamm et Walters, 2004). Or, la plupart des petites entreprises sont caractérisées par un manque de ressources, à l’origine du faible niveau d’observance (Nichols, 1997).
Le niveau d’observance et de pratique de la SST des petites entreprises n’est donc pas influencé par un facteur unique, mais par un éventail de facteurs variant dans le temps et suivant le degré de priorité qu’on leur accorde. Dans les petites entreprises, la SST ne se présente donc pas de manière statique.
Néanmoins, exposer les questions qui entravent l’observance réglementaire fournit une base utile sur laquelle on peut modéliser les comportements d’observance et de nonobservance des dirigeants.
L’observance dans les petites entreprises
Il est désormais admis que les petites entreprises ont un faible niveau d’observance pour trois grandes catégories de raisons : économiques, de dissidence et enfin d’incompétence (Vickers et al., 2005) (tableau 1).
Tableau 1 : Taxinomie du comportement non observant
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Tableau 2 : Taxinomie du comportement observant
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La non-observance pour des raisons économiques est entièrement motivée par la recherche du profit au détriment de la santé et de la sécurité au travail des salariés. Si la probabilité d’être verbalisé est faible et que la contravention anticipée est négligeable, la réglementation a toutes les chances de ne pas être respectée. Par ailleurs, la non-observance peut être fondée sur l’expression d’une opposition à la réglementation en atière de SST lorsque celle-ci est perçue comme illégitime. L’employeur adopte alors une stratégie de non observance sélective lorsque la réglementation impose un fardeau considéré comme déraisonnable ou lorsque les agents de l’État les traitent arbitrairement. L’incompétence se produit lorsque les dirigeants de petite entreprise ne sont pas conscients de la réglementation ou ne sont pas capables de la comprendre ou de la mettre en oeuvre.
Cependant, tous les dirigeants de petite entreprise ne sont pas non observants et certains sont capables d’atteindre un haut niveau d’observance pour trois raisons principales : la conscience de leur responsabilité sociale, la croyance dans la stricte observance réglementaire et leur professionnalisme. Plus encore, les résultats d’une récente étude révèlent que chacune des formes de comportements observants peuvent favoriser des initiatives spécifiques en matière de SST.
L’observance est d’abord fondée sur la responsabilité sociale, définie comme une attitude cherchant à favoriser équitablement les préoccupationssociales et les questions économiques. Un employeur qui adopte cette approche est conscient des effets que son entreprise peut exercer sur ses employés et la communauté à laquelle elle appartient. Cette approche accorde une place essentielle au bien-être des salariés. La formation et le développement sont des composantes essentielles de la gestion des ressources humaines. La doctrine énonce qu’une main-d’oeuvre bien informée est un facteur crucial de réduction des accidents du travail et des maladies professionnelles. Les formations SST peuvent être délivrées par des formateurs spécialisés ou réalisées en interne ; il peut s’agir de formations très spécialisées ou des formations basiques.
L’observance fondée sur le strict respect de la loi repose sur la croyance que les standards de SST ne peuvent être atteints et pérennes que si les règles sont strictement appliquées. La conception sous-jacente est que la loi vise à protéger le salarié et que le manque d’observance peut mener à des condamnations. Le chef d’entreprise s’en trouve incité à mettre en place les mesures réglementaires pertinentes pour son entreprise. Les agences gouvernementales ont donc développé un vaste panel d’initiatives d’observance réglementaires ciblant les petites entreprises, allant de la réduction des pénalités pour infraction à la réglementation à la fourniture de services (sous la forme de centres d’appels) auprès desquels les entreprises peuvent avoir accès à de l’information réglementaire.
Enfin, fonder l’observance sur le professionnalisme revient à mettre en avant les compétences et l’intelligence. La formation technique et professionnelle de l’employeur imprègnent sa gestion de l’entreprise et la façon dont elle applique la réglementation SST. Le succès de l’entreprise est donc lié à la compétence managériale du dirigeant et à sa connaissance de la réglementation. Si sa connaissance est lacunaire, le manager professionnel ira chercher une expertise auprès d’une grande variété de sources incluant les représentants du personnel en matière de SST, les associations d’employeurs et les conseillers des petites entreprises.
L’observance réglementaire ne peut être vue isolément de l’environnement économique de l’entreprise. En d’autres termes, la recherche indique clairement qu’il y a des relations fortes entre la façon dont une entreprise est gérée, son niveau d’observance et les pratiques des chefs d’entreprise. Cependant inventorier les différents facteurs d’observance et les pratiques des employeurs ne nous dit rien des différences qui existent entre chaque entreprise. Une approche plus utile serait certainement d’identifier les raisons pour lesquelles un chef d’entreprise choisit ou non de se conformer à la réglementation SST. Plus encore, il serait intéressant de croiser des interventions en matière de SST avec des typologies de comportement d’observance. Cela permettrait alors d’étendre les moyens dont nous disposons pour faire baisser durablement les taux d’accidents du travail et de maladies professionnelles dans les petites entreprises.
1. NDLR : Nous inspirant de la terminologie médicale définie par l’Organisation mondiale de la santé, nous traduisons, dans cet article, le terme anglais compliance, « se conformer à », et ses dérivés, par le français « observance ».
Pour aller plus loin
Dawson, S., Willman, P., Clinton, A. et Bamford, M. (1988) Safety at Work: The Limits of Self–regulation. Cambridge University Press, Cambridge.
Eakin, J., Lamm, F. et Limborg, H.J. (2000) "International Perspective on the Promotion of Health and Safety in Small Workplaces" in Frick, K., Jensen, P.L., Quinlan, M. et Wilthagen, T. (eds) Systematic Occupational Health and Safety Management: Perspectives on an International Development. Pergamon, Oxford.
Hasle, P., et Limborg, H. J. (2006). A review of the literature on preventive occupational health and safety activities in small enterprises. Industrial Health, 44 (1): 6-12.
Lamm, F. et Walters D. (2004) OHS in Small Organisations: Some Challenges and Ways Forward’. In Buff, L., Gunningham, N. et Johnston, R. (eds) OHS Regulations for the 21ST Century. Sydney, Federation Press, pp94-120
Massey, C., Lamm, F. et Perry, M. (2006) Understanding the Link Between Workplace Health et Safety et Firm Performance et Productivity, Department of Labour, Wellington.
Nichols, T. (1997) The Sociology of Industrial Injury. Mansell, London.
Quinlan, M. (1998) The Implication of labour market restructuring in Industrialised Societies for Occupational Health and Safety. Economic and Industrial Democracy 20(3):427–460.
Shearn, P. (2003) Case Examples: Business Benefi ts Arising From Health and Safety Interventions, Health and Safety Laboratory, No. 13. Sheffi eld.
Smallman, C. et John, G. (2001) British Directors’ Perspective on the Impact of Health and Safety on Corporate Performance. Safety Science, 38(3): 227-239.
Storey, D. (1994) Understanding the Small Business Sector. Routledge, London.
Vickers, I., James. P., Smallbone, D., et Baldock, R. (2005) Understanding Small Firm Responses to Regulation. Policy Studies, 26:2, 149 – 169.
Walters, D.R. (2001) Health and Safety in Small Enterprises, PIE, Peter Lang, Brussels.
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