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Les biais cognitifs, distorsions inconscientes de perception de la réalité, sont lourds de conséquences pour la sécurité au travail, et ces biais sont souvent présents dans le fonctionnement des entreprises : cela peut donner lieu à des situations dangereuses et engendrer des risques pour la santé ou la sécurité des travailleurs.
Les biais cognitifs, distorsions inconscientes de perception de la réalité, sont lourds de conséquences pour la sécurité au travail, et ces biais sont souvent présents dans le fonctionnement des entreprises : cela peut donner lieu à des situations dangereuses et engendrer des risques pour la santé ou la sécurité des travailleurs.
La sécurité est un des domaines où l’erreur humaine peut s’avérer désastreuse et l’intérêt s’est porté sur les biais cognitifs pour en limiter l’impact négatif et réduire ces erreurs qui peuvent causer des dégâts conséquents.
Les « erreurs humaines » résultant de ces biais cognitifs sont souvent révélées lors des expertises des accidents, ce qui confirme la nécessité d’une meilleure prise en compte des aspects comportementaux, en développant et en améliorant la perception des risques professionnels des travailleurs et de leur hiérarchie, leur sensibilisation, leur responsabilisation et leur implication lors des observations et des feedback.
Ces biais permettent de se créer une carte mentale souvent à l’origine des erreurs humaines : par exemple,
- l’adoption de solutions « évidentes », car commodes, immédiatement disponibles, faciles à justifier et à mettre en œuvre ;
- les opinions admises par conformisme et les décisions prises dans un faux consensus ;
- la propension à favoriser les éléments qui confirment ses idées et/ou à accorder moins de poids aux éléments jouant en défaveur de ses conceptions ;
- la confiance excessive en ses savoirs ou en ceux d’un soi-disant expert ;
- ce qui est répété et familier depuis longtemps est la vérité ;
- etc.
Identifier, et éviter ou limiter les biais cognitifs qui influencent la perception des dangers et le niveau de prise de risque est essentiel, car ces biais expliquent des comportements irrationnels face aux risques et impactent directement et profondément la sécurité au travail, car ils altèrent très souvent le raisonnement logique avec l’emprise de l’émotivité.
La maîtrise des risques ne peut donc pas se concevoir sans prendre en compte la perception que les personnes concernées en ont, et personne n’est à l’abri des biais cognitifs. C'est pourquoi, partir du principe qu'une fois l'information et la formation sont donnés et les sanctions connues, les comportements de sécurité s'effectueront de manière appropriée n'est pas du tout certain.
Lutter contre un biais cognitif suppose d’abord prendre conscience de son existence et prendre l’habitude de le repérer. Limiter l’influence des biais cognitifs implique des changements comportementaux vis-à-vis de la sécurité au travail dont le développement d’une conscientisation des risques.
Pour réduire l’impact des fausses perceptions, il faut évaluer régulièrement les risques de manière objective, rationnelle, puis s’appuyer sur des procédures documentées, et les mettre à jour par analyse des retours d’expérience avec des mesures correctives si nécessaire.
Faciliter les meilleurs choix sécuritaires par les travailleurs et les amener à prendre les meilleures décisions en matière de mesures préventives nécessite des changements de comportements qui peuvent aussi être opérés par différentes méthodes destinées à lutter contre les biais négatifs par rapport à la prévention : le nudging aide à limiter l’influence des biais cognitifs nuisibles vis-à-vis des dangers et consiste à agir sur les émotions, en créant un biais cognitif positif qui provoque un comportement émotionnel de prévention des risques, en acquérant des réflexes dirigés par l’émotion, mais dans un sens favorable à l’environnement ou à la santé et la sécurité.
Rationalité limitée et biais cognitifs des risques
La rationalité d’un individu est limitée faute de temps, faute de capacité, faute d’informations (Herbert Simon : « Administrative Behavior », 1947)
D’autant plus qu’en situation de danger, l’importance des émotions ou des composantes émotionnelles dans la perception des risques devient prépondérante, par rapport à une analyse totalement rationnelle : la perception des risques s’en trouve ainsi très souvent affectée d’un certain nombre de biais cognitifs (ou perceptifs) et ces illusions sont susceptibles d’affecter le comportement vis-à-vis de la sécurité et de la motivation à sa propre protection : le biais cognitif représente certes une manière utile pour prendre une décision ou juger une situation rapidement et intuitivement, mais toutefois, il peut engendrer souvent des jugements faussés qu’un raisonnement analytique, exhaustif mais long, aurait évité.
A titre de comparaison, la perception cognitive peut être biaisée par une illusion, comme une perception visuelle l’est par une illusion d’optique.
Par exemple, la propension à favoriser les éléments qui confirment ses idées et/ou à accorder moins de poids aux éléments jouant en défaveur de ses conceptions, la confiance excessive en ses savoirs, un raisonnement qui se fonde uniquement ou principalement sur les informations immédiatement disponibles, sont souvent à l’origine des erreurs humaines.
On peut à la limite en arriver à certains comportements incompréhensibles chez des salariés : attitudes de résignation ou de défi du danger, particulièrement dans les métiers très exposés au danger comme le BTP.
Le concept de biais cognitif (Daniel Kahneman et Amos Tversky, Judgment Under Uncertainty: Heuristics and Biases, 1974) s’applique à la compréhension des facteurs des décisions irrationnelles : le biais cognitif conduit généralement à une perte d’objectivité qui fausse les comportements, les prises de décision, via une altération du jugement, de l’attention, du raisonnement, de l’évaluation, de l’interprétation logique.
Identifier (et éviter !) des biais cognitifs qui influencent la perception des risques comme le niveau de prise de risque est essentiel, car ces biais, la plupart du temps inconscients et systématiques, expliquent des comportements irrationnels face aux risques et impactent directement et profondément la sécurité au travail, car ils altèrent très souvent le raisonnement logique du fait qu’ils sont la conséquence systématique de l’universelle rationalité limitée et ils aboutissent à des comportements ou décisions inadaptés aux risques encourus.
Parmi les plus fréquents et dommageables des biais qui provoquent une déviation préjudiciable de la pensée logique et rationnelle par rapport à la réalité en Sécurité et Santé au Travail :
- Biais de confirmation : tendance à favoriser l’information connue ou l’idée admise et à ne pas la remettre en question même si les conditions changent.
- Biais de normalisation du danger : les risques connus depuis longtemps deviennent la norme et on ne s’en préoccupe plus ou pas assez (fatalisme), tendance à ignorer les signes avant-coureurs (signaux faibles).
- Biais de conformisme : lorsque le jugement entre en conflit avec celui du groupe, il y a tendance à se conformer à ce qu’affirme le groupe.
- Biais d’engagement : tendance à poursuivre l'action engagée malgré la confrontation à de mauvais résultats.
- Biais d’évidence : adoption de solutions commodes, faciles à justifier et à mettre en œuvre, utilisées habituellement.
- Biais de statu quo : conservation des moyens de protection existants plutôt que d’en changer, malgré leur inefficacité partielle (ou totale !).
- Biais de surconfiance : confiance excessive dans son professionnalisme et son expérience.
- Biais d’ancrage : avoir du mal à se défaire des premières impressions, et à ne pas les favoriser dans les prises de décisions.
- Biais de répétition : ce qui est répété et familier depuis longtemps est la vérité.
Le biais de confirmation
Le biais de confirmation consiste à privilégier les informations confirmant des idées préconçues (« c’est toujours ce que j’ai pensé »), sans trop vérifier la fiabilité de ces informations ni de leur représentativité objective : ce biais cognitif inhibe le sens critique. En conséquence, on ne retient sélectivement que les éléments en faveur des hypothèses déjà retenues, en les interprétant de façon partiale et déformée ; ou en accordant moins de poids aux hypothèses et informations jouant en défaveur de ses conceptions. Ceci se traduit par une réticence à changer d'avis, au prix même d’un déni complet ou partiel des réalités, d’où la persévérance dans l'erreur. Les biais de confirmation contribuent à valider les croyances personnelles et les préjugés, et peuvent maintenir ou même renforcer ces croyances face à des preuves contraires. Ils peuvent donc conduire à des décisions désastreuses, en particulier dans des contextes organisationnels, dont ceux de la gestion des risques professionnels.
Très répandu sur les réseaux sociaux, le biais de confirmation consiste à privilégier en groupe les informations qui confortent opinions, croyances ou valeurs et à ignorer ou à discréditer celles qui les contredisent : agissant comme une caisse de résonance, ce biais favorise la polarisation des esprits.
Le biais de normalisation du danger
Le biais de normalité est un biais cognitif qui conduit à sous-estimer la probabilité des risques connus depuis longtemps, qui deviennent la norme et on ne s’en préoccupe plus ou pas assez («moi, j’ai de l’expérience », « en 20 ans de travail, cela n’est jamais arrivé »). Le fatalisme est une dérive liée à ce biais. Cette façon de ne pas ou de peu tenir compte de l’adversité possible est un mécanisme de défense. Cette tendance à ignorer les signes avant-coureurs, les signaux faibles, à nier ou à minimiser les avertissements relatifs à un danger, nuit grandement à la mise en œuvre des analyses d’évaluation des risques professionnels et à la mise en place de mesures préventives ou à leur respect. Ce biais est relié au « biais de l’autruche » qui amène à ignorer les menaces, comme si le fait d’ignorer le problème pouvait le faire disparaître. A l’extrême, un biais cognitif de normalité empêche de réaliser la gravité de la situation et, par exemple, ne pas obéir tout de suite aux consignes d’évacuation en cas d’incendie d’un immeuble ou de naufrage d’un navire (« panique négative ») … puis de le faire trop tard dans une vraie panique.
En SST, prendre un danger à la légère est une faute professionnelle, puisque cela entraine à ne pas se préparer correctement ou adéquatement au risque avec des réponses, outils et méthodes, qui peuvent se révéler insuffisants et/ou inadaptés.
Ce biais cognitif a pu, par exemple, empêcher certains de réaliser la gravité de la crise de la pandémie du COVID-19 et d’adopter des comportements préventifs adéquats (« c’est une exagération médiatique », « un moyen de contrôle et de répression des libertés individuelles »). Si on n’accepte pas la gravité, voire la réalité, de la pandémie, cela est moins dû à l’information qu’au biais de normalité.
A l’inverse, le biais du scénario du pire consiste à largement surestimer à la fois la probabilité d’occurrence d’un évènement indésirable et ses effets : "la fascination par le risque maximum" est un travers psychologique fréquent, parce qu'il existe une aversion supérieure pour les catastrophes que pour toute une série d'accidents modérés. On préfère souvent prendre en compte un scénario catastrophique très improbable et négliger de nombreux scénarii moins graves mais beaucoup plus probables, aux conséquences cumulées pondérées par leur probabilité d’occurrence très largement supérieures, ce qui engendre une allocation des ressources grandement inadéquate. Dans l’exemple de la pandémie du COVID-19, le biais du pire a pu conduire à adopter des mesures exagérées (confinement généralisé, restrictions drastiques des déplacements, isolements préventifs …) par rapport au taux de morbidité, mortalité et létalité du virus pour la très grande majorité de la population et à ne pas cibler seulement les personnes fragiles bien identifiées (âgées, avec comorbidités, ...), mais en faisant tout le nécessaire pour les protéger.
Le biais de normalité induit donc des erreurs relatives à la fréquence ou à la gravité des risques et de leurs conséquences immédiates ou différées, menant à la dénégation, au refoulement du danger ; ou au contraire, le biais du pire conduit au catastrophisme exagéré, mobilisant inutilement et indument les ressources. Dans des cas assez répandus, la perception de la catastrophe possible mais rarissime peut entrainer une focalisation des moyens sur cette situation potentiellement gravissime en négligeant tout le reste innombrable qui a pourtant un impact global bien supérieur.
Le biais de conformisme
Lorsque le jugement entre en conflit avec celui du groupe, il y a tendance à se conformer à ce qu’affirme le groupe : une personne en vient ainsi à croire le groupe plutôt que ce qu’elle pense initialement. L'expérience du psychologue Salomon Asch (1951) démontre le pouvoir du conformisme sur les décisions d'un individu au sein d'un groupe.
Cela engendre de passer facilement des vérités dérangeantes sous silence, par peur de déplaire à l’opinion de ses pairs (et surtout à celle de son chef !) même lorsqu’ils se fourvoient clairement. Par cela, on se conforme plus ou moins inconsciemment à l’image jugée nécessaire à la bonne entente mutuelle, au mépris des accidents que cette attitude peut provoquer. Le danger qu’implique d’être exclu du groupe, avec une réelle anxiété sous-jacente, conduit à des comportements de passivité et donc de conformisme.
La structure fonctionnelle hiérarchique est une forme traditionnelle encore prédominante d'organisation d'entreprise : une grande centralisation et bureaucratisation, un manque d’autonomie et de responsabilisation des collaborateurs des échelons inférieurs, des difficultés de communication interne, sont liés souvent à ces formes de structure et à ces types de management et favorisent les biais de conformisme. Cela peut produire un effet de faux consensus avec un manager convaincu que sa décision fait l’unanimité ; mais c’est illusoire, et lors de la mise en œuvre de celle-ci, les désaccords vont apparaitre et entraver lourdement les actions prévues en suscitant tous les obstacles possibles, voire les contrecarrer totalement, d’où retards, immobilisme face à la survenue de risques potentiels.
Le biais d’engagement
Le biais d’engagement est la tendance à poursuivre l'action engagée malgré la confrontation à de mauvais résultats, de persister plutôt que d’admettre une erreur et ceci notamment afin de justifier les choix initiaux. En SST, cela aboutit à renoncer à formuler des jugements ou critiques sur les mesures de prévention en cours, se contentant d’obéir aux instructions ou aux procédures existantes, avec passivité malgré leur inefficacité démontrée par la fréquence et/ou la gravité des accidents du travail. Le biais d'engagement a des effets néfastes aussi lors de la gestion d'un projet pour lequel l'investissement se poursuit en temps et/ou argent dans un projet qui va clairement échouer. Ce comportement irrationnel est causé par une incapacité à accepter ou à reconnaître l'échec, par attachement émotionnel, et par le sophisme du “coût irrécupérable“, lorsque l'abandon d'un projet est perçu comme un gaspillage de ressources déjà investies.
Le biais d’engagement est particulièrement prononcé lorsque de tels comportements se font publiquement, et ceci pour ne perdre la face (escalade d'engagement), ce qui conduit à dévaloriser des projets ou des plans d'action alternatifs.
Le biais d’évidence
Ce biais (« il n’ y a qu’à … ») mène à l’adoption de solutions commodes, disponibles facilement, faciles à justifier et à mettre en œuvre, utilisées habituellement, bien qu’inopérantes dans un nouveau contexte de moyens techniques ou de production. Ce biais de nature heuristique (heuristique de disponibilité) se manifeste en privilégiant les informations faciles d’accès, c'est-à-dire les informations immédiatement disponibles en mémoire ou influencées par le discours ambiant des “modes” de gestion passagères, au moment de prendre une décision. Ces informations retenues relèvent souvent de l’affectif ou des stéréotypes, des préjugés, alors que la recherche et l’analyse de toutes les informations sont négligées. La conséquence de ce biais est d’appauvrir la réflexion et de limiter la compréhension des réalités en fournissant rapidement une solution, pas forcément appropriée ni pertinente.
A l’inverse, le travers qui consiste à chercher toujours plus d’informations pour illusoirement prendre de meilleures décisions, entrave la mise en œuvre des plans d’action.
Le biais de statu quo
Ce biais exprime la tendance à préférer le statu quo, à laisser les choses en l’état, tout changement apparaissant comme apportant plus de risques et d'inconvénients que d'avantages possibles : l'évitement du conflit pour le choix des nouvelles dispositions, procédures … peut être une des raisons de ce biais. On préfère la situation actuelle à une situation nouvelle par peur du changement. Dans le domaine SST, ce biais explique des choix qui ne sont pas les plus rationnels : la motivation est insuffisante pour changer les mesures de prévention et moyens de protection existants, malgré leur inefficacité partielle (ou totale !), les hésitations appuient et justifient les procédures actuelles, même lorsque ces dernières sont inaptes à maitriser les risques professionnels de manière évidente. Ceci est corrélé à l’aversion à la perte, à la dépossession (ou effet de dotation), c’est-à-dire attacher plus d’importance à une perte certaine qu’à un gain incertain de plus forte valeur.
Le biais de statu quo est caractéristique de la résistance au changement observable en entreprise : « On a toujours fait comme cela ». Pourtant, le changement est souvent indispensable : l'entreprise évolue dans un environnement en constante évolution et la capacité d'anticipation et d'adaptation de l'entreprise, de son organisation et de ses collaborateurs, est un des facteurs clé de succès, ou tout simplement de survie … Or, les structures des entreprises, surtout les plus grandes, ne sont pas spontanément préparées à une dynamique de changement, le phénomène bureaucratique et la résistance psychologique naturelle des collaborateurs sclérosant les réactions nécessaires d'adaptation et sanctuarisant la continuité et le fonctionnement actuel : les facteurs déclencheurs de changement créent souvent une véritable rupture, car il y a remise en cause de la manière d'agir des acteurs concernés, ,... d'où anxiété, sentiment de perte des repères, de savoir-faire ou de pouvoir.
Dans les entreprises, ce biais rejoint la tendance à la justification de l’organisation et du management actuels, qui se distingue néanmoins par une plus forte composante motivationnelle : en se considérant toujours comme meilleur que les autres, sans qu’aucun benchmarking sérieux ne vienne l’attester.
Le biais de surconfiance
Ce biais correspond à l’excès de confiance en soi : la personne pense être compétente pour s’exprimer valablement sur un sujet alors qu’elle a peu voire aucune qualification pour l’être, entrainant une illusion de supériorité, et ceci sans se rendre compte de son degré d’incompétence. Ce biais résulte d’une difficulté de représentation que le travailleur (ou le manager) a des connaissances qu'il possède (métacognition) qui l’empêche de reconnaître exactement son incompétence et d’évaluer ses réelles capacités.
Cela peut avoir de graves conséquences si un manager surestime son niveau de compétence pour prendre de décisions dans un domaine précis et/ou est inapte à juger les compétences de ses collaborateurs, ou rend le travail en groupe compliqué en mixant personnes non qualifiées qui se surestiment et qualifiées dont les conseils sont sous-évalués.
On assiste alors à un management qui accepte les avis ou conseils d’un collaborateur ignorant mais qui montre une forte confiance en lui, rendant son ascension hiérarchique plus aisée et sa rémunération améliorée, alors qu’un véritable expert humble sera souvent relégué au second plan.
C’est l’effet Dunning-Kruger (1999) ou l'ultracrépidarianisme, qui caractérise le biais cognitif qui conduit les moins qualifiés dans un domaine à surestimer leur compétence : des débutants de faible compétence et expérience ont une confiance exagérées en leurs capacités qu’ils surévaluent en même temps qu’ils sous-estiment les avis des experts confirmés.
Inversement, les experts de forte compétence sont réalistes et ont clairement conscience des limites de leurs connaissances, sont souvent plus modérés et modestes, et ainsi donnent parfois l’impression de mal maitriser tout le sujet, ce qui dessert leur crédibilité, malgré leur savoir avéré.
En matière de politique de santé au travail, ce biais est particulièrement délétère, comme on l’a constaté aussi en politique de santé publique, lors des épisodes de la pandémie COVID-19, commentée avec assurance par une pléthore d’incompétents, prodigues en certitudes, opinions et injonctions contradictoires (y compris parmi les médecins) : cela a engendré de la confusion et de l’anxiété à la population et de la nourriture aux biais de raisonnement des argumentaires des complotistes, avec l’intermédiaire facilitant des réseaux sociaux.
Le biais d’ancrage
Le biais d’ancrage est lié à la difficulté à se départir d’une première impression. Il incite à se fier à l’information reçue en premier pour une prise de décision. Dans les débats des réunions, “l'effet d'ancrage“ donne un avantage aux personnes qui ont la capacité de prise de parole rapide et aisée sans être forcément la mieux renseignée et compétente : cette information spécifique de départ est alors invoquée prioritairement comme point de référence pour juger de la pertinence des actions envisagées. L’ancrage se produit pour réduire la quantité de charge cognitive, sachant que les individus ne peuvent avoir qu’une connaissance très imparfaite des contraintes et des choix possibles : face à cette imperfection, on fait des choix non optimaux, en cherchant seulement à atteindre un certain niveau d’aspiration ou d’exigence, en prenant la solution qui se présente en premier, ou en s’en inspirant. On fait appel donc à une rationalité limitée en termes de capacité cognitive et/ou d'information disponible immédiatement et rapidement, sans trop d’effort de recherche et de vérification.
Le biais de répétition
Par l’activation de ce biais bien connu depuis longtemps, la répétition fréquente se révèle un moyen efficace d’amener les gens à accepter des vérités : c’est particulièrement pernicieux lorsqu’il s’agit de mensonges ! En répétant avec insistance un message simple et facile à comprendre, la répétition installe des habitudes et les habitudes rassurent et convainquent. Les institutions publiques et les spécialistes du marketing publicitaire l’ont toujours beaucoup utilisé ! L’effet de répétition (ou effet de vérité illusoire ou effet de réitération) peut avoir un impact important sur les comportements en matière de santé, en particulier avec comme sources d’information les réseaux sociaux où les contenus peuvent être partagés de manière répétitive.
Limiter et éviter les biais cognitifs en SST
La sécurité est un des domaines où l’erreur humaine peut s’avérer désastreuse et l’intérêt s’est porté sur les biais cognitifs pour en limiter l’impact négatif et réduire ces erreurs qui peuvent causer des dégâts conséquents. Cette conscience des biais est particulièrement importante en temps de crise ou de très nombreuses décisions doivent être prises dans l’urgence : pertes de contrôle et incertitudes prévalent et favorisent les biais perceptifs.
La très longue liste des biais cognitifs rappelle que la tendance à être plus émotionnel que rationnel, et à être considérablement influencés par le contexte social, est majeure dans la prise de décision et le comportement humain : la pédagogie, formation et information, est indispensable, mais ne suffit pas toujours à se départir des biais cognitifs, à pallier leurs aspects négatifs, car elle n’obtient pas à elle seule une bascule comportementale qui mène à l’action.
C'est un des aspects de management des ressources humaines important que de prendre en compte, au-delà des aspects techniques (dispositifs de sécurité, équipements de protection collective et individuelle, métrologie …) et organisationnels (style de management …), les facteurs humains et comportements des employés dans les stratégies de maîtrise des risques : en effet, la perception des risques, entre autres éléments psychologiques, intervient dans l'acceptation et l'adhésion à ces stratégies d'action.
En effet, face à un danger imminent, il faut décider très vite avec un flux d'informations important et crucial : on ne dispose pas de la capacité de traiter sereinement toute cette information et les réflexes et les forces de l'irrationnel et, en particulier, de l'émotion, deviennent prégnantes. La rationalité n’est plus alors absolue et objective mais elle est empreinte de subjectivité et de relativité. Ainsi, en matière de sécurité dans un environnement de travail complexe, les travailleurs ne peuvent avoir qu’une connaissance imparfaite des multiples contraintes et des nombreux choix possibles : on agit alors plus souvent sous l’influence des intuitions et des émotions que de la réflexion rationnelle, avec des comportements souvent inadéquats et soumis à biais cognitifs. Cette « rationalité limitée » aboutit alors à des erreurs et des accidents du travail.
La prévention des risques, par de l'information top-down, par de la formation trop scolaire, de la répression, peut n'avoir que peu d'effet ou des effets pervers parce que les travailleurs adoptent souvent des attitudes de déni du risque pour eux-mêmes, ou parce que le flot d'éléments sur les dangers ont suscité chez eux un certain fatalisme ou un relativisme face aux risques (biais de normalité). De même, la perspective de sanctions vis à vis des manquements aux consignes de sécurité peut générer des conséquences néfastes comme la dissimulation des sources de dangers.
Faciliter les meilleurs choix sécuritaires par les travailleurs et les amener à prendre les meilleures décisions en matière de mesures préventives nécessite des changements de comportements qui peuvent être opérés par différentes méthodes destinées à lutter contre les biais négatifs par rapport à la prévention : par exemple, le nudging aide à limiter l’influence des biais cognitifs nuisibles vis-à-vis des dangers et consiste à agir sur les émotions, en créant un biais cognitif positif qui provoque un comportement émotionnel de prévention des risques, en acquérant des réflexes dirigés par l’émotion, dans un sens favorable à l’environnement ou à la santé et la sécurité. Le nudge est l’un des outils qui cherche à transformer l’intention en action. Son enjeu n’est pas de créer une motivation, mais bien de faire basculer les gens de l’intention à l’action.
La prise de décision dans la fonction HSE implique de trouver le bon équilibre entre les économies de la pensée pour agir rapidement et efficacement, et une trop grande simplification ou comparaison hâtive qui aboutissent à une vision erronée d’une situation donnée. Pour cela, les préventeurs peuvent contrer chaque biais, à condition de prendre conscience de ce schéma de pensée erroné en ayant l’habitude d’identifier les différents biais cognitifs rencontrés.
La première étape pour prévenir les biais cognitifs est donc de réaliser qu’un biais existe afin de le surmonter par la formation ou l’expérience. Être capable de s’autocritiquer est une étape importante dans la prévention des biais cognitifs : par exemple, rechercher systématiquement tous les faits qui contredisent sa croyance de départ en analysant des décisions passées (biais de confirmation).
• favoriser une prise de conscience fréquente : la connaissance des biais cognitifs propres à la fonction SST permet d’en avoir conscience afin de les corriger constamment.
• s’accorder du temps pour prendre du recul : la majorité des biais cognitifs de la fonction SST sont encouragés par le besoin d’efficacité immédiate. Les préventeurs doivent laisser du temps avant de prendre une décision trop rapide, peser le pour et le contre, à prendre du recul sur une situation pour éviter les travers du biais d‘évidence et se méfier de l’influence du biais de répétition. Le ton pédagogique paternaliste, marqué par l’explication simpliste répétitive du discours (« je vous rappelle que », « évidemment ») peut facilement être le fruit de ces biais.
• récolter des informations provenant de facteurs externes (environnement, entreprises du même secteur) au-delà des facteurs internes afin d’éviter les biais de confirmation. Plusieurs sources doivent être utilisées pour recueillir des informations diverses et variées afin de se forger un point de vue nuancé sans entériner les dérives du biais de répétition et déterminer les écarts des indicateurs SST par rapport aux meilleures réalisations dans des activités similaires à l’extérieur.
• préserver l’esprit critique : les prises de décision les plus maîtrisées sont celles qui s’appuient sur l’honnêteté intellectuelle en n’accordent pas une confiance aveugle dans des schémas préconçus sélectionnés par le biais de confirmation. Pour lutter contre ce biais psychologique, il faut s’intéresser aux contradictions, tout du moins en être conscient. Il s’agit d’une analyse de ses propres comportements qui permet de faire évoluer et d’adapter les schémas employés, plutôt que de les appliquer automatiquement. Pour limiter le biais d’ancrage, il faut donner tout autant de poids aux premières informations qu’à celles qui viennent ensuite, voire minorer les premières informations si elles sont d’origine ancienne.
• reconnaître ses erreurs : en regardant leurs erreurs en face, les préventeurs se protégeront également des biais d’engagement. Car ainsi, les erreurs ne se répéteront pas à nouveau. Pour limiter l’escalade d’engagement, il convient d’être pragmatique et reconnaître assez tôt que l’on a eu tort.
• seules une formation complémentaire et une expérience significative d’un travailleur amènent une réduction du biais de surconfiance qui lui permet alors reconnaître et accepter ses lacunes antérieures qu’il avait ignorées.
- le biais de surconfiance peut amener des managers à sous-estimer certains risques importants, et avec un ethos d’autorité et leur charisme, entrainer leurs collaborateurs vers de fausses solutions de sécurité et négliger la mise en œuvre de mesures de prévention appropriées. Afin d’y remédier, il convient de détecter ses faiblesses, d’évaluer ses réelles compétences et celles de ses collaborateurs et de mettre en place un management participatif. De même, un collaborateur dont l’impression de connaissance dépasse sa connaissance réelle, doit être mis face à ses faiblesses de raisonnement et doit faire l’objet d’un feedback régulier, y compris négatif, et on doit lui proposer des formations pour gagner en compétences et l’aider à évoluer. Par ailleurs, il convient aussi de ne pas avoir recours à l’autorité et à l’excès de confiance d’un seul expert, imbu de lui-même et de ses connaissances partielles ou erronées, qui donne ainsi aux autres le sentiment de légitimité totale de sa supériorité et influence fortement avec conviction les décisions hasardeuses voire périlleuses.
- le biais de conformisme : poser des questions singulières et inattendues pour mieux challenger les manières de penser, stimulent le raisonnement des collaborateurs. Il est nécessaire, non seulement de favoriser, mais d’aller chercher la contradiction dans tout processus décisionnel. Cette contradiction est une perception différente et complémentaire qui permettra d’envisager les faits et solutions avec un point de vue nouveau. De même, il est utile d’inclure dans le processus de décision, des personnes qui ne sont pas directement concernées par le projet. Moins impactées émotionnellement, moins enfermées dans l’expertise du sujet traité, elles peuvent adopter une attitude plus neutre et candide pour sortir du cadre de référence et contribuer à se départir du biais de conformisme.
• particulièrement puissant et répandu, le biais d’ancrage peut se prémunir efficacement grâce à la constitution de sous-groupes lors des séances de brainstorming d’étude d’un projet. Plusieurs idées présentées simultanément dans les sous-groupes pourront ainsi avoir les mêmes chances d’être prises en considération et seront analysées en concurrence dans les réunions de synthèse.
• Identifier et évaluer tous les risques, prioriser et planifier les actions de prévention, est à la base de la lutte contre le biais de normalité.
Pour une représentation plus rationnelle et moins émotive du risque, on identifie exhaustivement les sources de dangers et les note en fonction de leur fréquence (occurrence probable) et de leur gravité (conséquences).
L'appréciation des différents critères est le plus souvent assez subjective : c'est pourquoi, il convient d'utiliser une méthode participative d'un réseau d'acteurs, qui vise à obtenir une description la plus objective des risques en mettant en commun plusieurs avis, en se limitant à la recherche des faits en excluant les jugements, en se basant sur un travail de groupe qui dépassionne l'analyse et la rend consensuelle, au-delà des polémiques et des opinions de chacun (pour diminuer l’influence des biais de confirmation, d’ancrage et de surconfiance).
Cette approche rationnelle du risque professionnel par une matrice de criticité à deux dimensions (probabilité × conséquences), en plus de fournir des priorités d'action, est aussi intéressante car elle met facilement en évidence les deux voies possibles de réduction du risque : agir sur sa probabilité d'occurrence (en la diminuant par des mesures de prévention) ou sur sa gravité (en mettant en place des systèmes de protection destinés à réduire les conséquences).
Cette méthode, même en temps de crise, a pour nature ni d’exagérer la situation, ni de la minimiser : les résultats de l'identification des dangers et des évènements déclencheurs, la détermination et l'évaluation des risques (fréquence, gravité) permettent leur hiérarchisation.
• un des enjeux de la conduite du changement est de faire prendre conscience aux acteurs que la perte d'un existant et les risques liés, sont justifiés par des progrès à venir ou par des risques encore bien plus grands (biais de statu quo).
La compréhension et l'acceptation par les salariés du processus de changement passe par une conduite du projet qui associe les personnes concernées dès le début du projet, afin notamment de prendre en compte leur avis.
Convaincre de la nécessité de changer et de s'engager dans un processus de changement nécessite l'organisation de séminaires de mobilisation et/ou création d'ateliers de réflexion mettant en avant la situation problématique actuelle, les opportunités d'amélioration et surtout les avantages attendus pour les équipes. Ces démarches participatives privilégient le brainstorming, le travail en groupe et l'action collective.
Le nudging et les biais cognitifs positifs en SST
Le Nudge Management utilise une méthode d'influence des comportements tirant parti de la rationalité limitée, démontrant l’importance des émotions ou des composantes émotionnelles dans la perception des risques, et ceci dans ce contexte managérial non autoritariste et avec des supports de communication innovants et imaginatifs : limiter l’influence des biais cognitifs implique des changements comportementaux vis-à-vis de l’hygiène et la sécurité au travail, mais avec des méthodes non contraignantes, bienveillantes et généralement ludiques pour inciter à la bonne décision d'action.
Le nudging, forme d’apprentissage facile et positive, incite les collaborateurs à participer personnellement aux efforts de prévention, avec souvent un ton humoristique, des messages simples, qui permettent une introduction attrayante à l’hygiène, la santé et la sécurité au travail : montrer les bonnes pratiques, transmettre informations, consignes et règles de sécurité de façon parfois amusante grâce à cet outil de sensibilisation à différents risques basiques et à leur prévention.
Le nudge (Richard Thaler et Cass Sunstein, « Improving Decisions about Health, Wealth, and Happiness », 2008) consiste à agir sur les émotions, en créant un biais cognitif qui provoque un comportement émotionnel visant à adopter un comportement spécifique recherché sans contrainte ni coercition : faire agir les individus dans une direction utile pour eux ou pour la collectivité par une méthode douce, tout en laissant la liberté de choix : dans le cas de la sécurité, à faire la promotion de la prévention en acquérant des réflexes dirigés par l’émotion beaucoup plus forts que le fait de prendre des décisions appuyées sur le rationnel. Par exemple, pour ralentir les conducteurs dans un virage dangereux, des lignes blanches perpendiculaires au marquage au sol sont tracées de plus en plus rapprochées, ce qui crée l'impression de rouler vite et incite à ralentir. Ce nudge est une incitation douce qui exploite une illusion perceptive.
Le principe du nudging consiste ainsi à inciter en douceur à passer de l’intention à l’action vertueuse, à persuader plus ou moins consciemment à l’aide d’un dispositif non contraignant : le nudge consiste à faire en sorte qu'un biais cognitif « positif » déclenche chez les individus par exemple un choix sécuritaire ou hygiénique sans coercition, à inciter en douceur les individus à changer leur comportement en les persuadant plus ou moins consciemment sans menacer ni sanctionner, avec des moyens assez souvent attrayants, comme des pictogrammes et dessins comiques, des effets d’optique …
Pour aller plus loin :
• OFFICIEL-PREVENTION : FORMATION CONSEILS > CONSEILS > Rationalité limitée et sécurité au travail : https://www.officiel-prevention.com/dossier/formation/conseils/rationalite-limitee-et-securite-au-travail
• OFFICIEL PREVENTION : FORMATION CONSEILS > FORMATION CONTINUE À LA SÉCURITÉ : Le nudge management en hygiène et sécurité et environnement : https://www.officiel-prevention.com/dossier/formation/formation-continue-a-la-securite/le-nudge-management-en-hygiene-et-securite-et-environnement
• OFFICIEL PREVENTION : ORGANISATION ERGONOMIE > PSYCHOLOGIE DU TRAVAIL : L’analyse comportementale en Santé et Sécurité au Travail : https://www.officiel-prevention.com/dossier/protections-collectives-organisation-ergonomie/psychologie-du-travail/lanalyse-comportementale-en-sante-et-securite-au-travail
JUILLET 2022
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