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Souffrance au travail, burnout, stress, harcèlement... Le premier dictionnaire des risques psychosociaux ! 888 pages, 314 entrées, 251 auteurs en librairie le 20 février 2014
FATIGUE COMPASSIONNELLE
Apparu en 1992 pour désigner une forme particulière de burnout* affectant les professionnels de santé, notamment les infirmières en soins palliatifs et en oncologie (Joinson, 1992), le terme « fatigue compassionnelle » (encore appelée fatigue de compassion, ou usure de compassion) a ensuite été adopté par divers métiers du care*.
Le terme pâtit d’une absence de consensus terminologique, mais il est possible de distinguer deux grandes familles de définitions. La première fait de la fatigue compassionnelle une conséquence négative du contact prolongé avec la souffrance d’autrui, à l’occasion de laquelle le soignant témoigne de symptômes tels que la colère, la dépression et l’apathie. Cette définition, qui a principalement cours en sciences infirmières, relève plutôt des pathologies du lien et de l’attachement ; elle s’avère trop évasive pour différencier convenablement la fatigue compassionnelle du burnout. La seconde conception ressortit de la psychotraumatologie : initialement décrite chez les psychothérapeutes (Figley, 1995), la fatigue compassionnelle désigne le sentiment d’épuisement physique et émotionnel que les professionnels de la relation d’aide sont susceptibles de développer au contact de la souffrance, au point que leur vision du monde et leurs croyances fondamentales en sont profondément et durablement ébranlées. Elle se manifeste par une érosion graduelle de l’empathie*, de l’optimisme et de la compassion. Le sujet n’éprouve lui-même aucune souffrance (il n’est lui-même ni malade, ni blessé, ni pris en otage, ni agressé, situations qui relèveraient du traumatisme primaire), mais il la vit chez autrui ou l’entend racontée. C’est pourquoi ce type de traumatisme ou de stress secondaire (ou « vicariant ») affecte, outre les soignants, les policiers* et militaires, les prêtres, les travailleurs humanitaires*, les travailleurs sociaux, les psychologues, les vétérinaires*... D’autres termes, de signification proches, ont également pu être utilisés : victimisation secondaire, co-victimisation, contagion émotionnelle, etc. C’est sur cette famille d’approches que nous concentrerons ici.
Pour vous faire une idée de ce premier dictionnaire des risques psychosociaux, voici l'une des 314 rubriques : l'entrée « FATIGUE COMPASSIONNELLE »
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Burnout, stress, suicide, harcèlement, épuisement professionnel, workaholism... La souffrance au travail revêt de multiples formes, et les mots pour la dire sont innombrables et d’utilisation quotidienne. Cette popularité a un risque : que les travailleurs, leurs représentants, les DRH, les médecins, les psychologues, les chercheurs ou les autorités, lorsqu’ils utilisent un terme, ne parlent pas de la même chose... Tenter de rendre un peu de clarté à cette « cacophonie psychosociale », à cette jungle de termes et de théories où chacun finit par se perdre : c’est tout l'enjeu de ce Dictionnaire des risques psychosociaux, le premier en son genre. Ses 314 entrées, rédigées par 251 contributeurs, englobent tous les champs disciplinaires s’intéressant à la souffrance au travail : psychologie du travail et des organisations, ergonomie, psychologie sociale et psychosociologie, psychanalyse, psychopathologie et psychiatrie, ergonomie, sociologie du travail et des organisations, sciences de gestion, médecine du travail, droit du travail et de la sécurité sociale, sciences de gestion, philosophie...
Y sont détaillés les principaux concepts, notions, approches, méthodes, théories, outils, études, etc., ayant cours dans l’étude des risques psychosociaux, mais aussi certaines professions emblématiques (infirmières, travailleurs sociaux, agriculteurs, vétérinaires, éboueurs, policiers, humanitaires, employés des centres d’appel, etc.).
Ce dictionnaire s’adresse à un public professionnel (DRH, élus, syndicats, juristes, médecins, consultants, chercheurs en sciences sociales...) à la recherche de repères, auquel on peut ajouter tous ceux qui se confrontent au quotidien à la souffrance au travail.
Fatigue et stress compassionnels
Clairement construite sur le modèle de l’état de stress post-traumatique*, la fatigue compassionnelle se définit comme un état d’épuisement et de dysfonctionnement biologique, psychologique et social, résultant d’une exposition prolongée au processus de stress compassionnel et notamment aux souvenirs traumatiques, notamment visuels, qu’il provoque chez le soignant et qui sont responsables de l’apparition des symptômes de l’état de stress post-traumatique ou de réactions associées, comme la dépression* ou l’anxiété généralisée. Les perturbations importantes de la vie privée ou professionnelle (changement de style de vie, de statut social, de responsabilités professionnelles, etc.) aggravent le tableau. Le stress compassionnel, que Figley définit comme le stress lié à l’exposition à une victime souffrant, dépend de l’interaction de six variables. L’empathie*, qui sous-tend l’ensemble du processus, est l’aptitude à prêter attention à la souffrance d’autrui ; elle est souvent à l’origine de la vocation*, c’est-à-dire du choix d’une profession d’aide. La rançon de l’empathie est la propension à la contagion émotionnelle, c’est-à-dire à éprouver les mêmes sentiments et émotions que la victime auprès de laquelle on travaille — voire à être submergé par eux. Sont principalement à l’œuvre des phénomènes de mimétisme, dans lesquels sont impliqués les neurones miroir, et la notion psychanalytique de contre-transfert, qui désigne l’ensemble des réactions inconscientes de l’analyste à la personne de l’analysé, et plus particulièrement au transfert de celui-ci. L’empathie se caractérise également par la sollicitude (empathic concern), capacité à se soucier de la souffrance d’autrui, qui motive l’action. La contagion émotionnelle et la sollicitude conditionne la réponse empathique, c’est-à- dire l’effort que consent le sujet pour réduire la souffrance d’autrui, effort dont la nature et l’intensité ressortissent de la subjectivité de l’aidant. La satisfaction et le sentiment d’accomplissement* que le professionnel tire de son effort, et l’aptitude à la distanciation vis-à- vis de la détresse de la victime conditionnent pour finir sa sensibilité au stress compassionnel.
Fatigue compassionnelle et burnout
Le flou entourant la frontière délimitant les périmètres respectifs de la fatigue compassionnelle et du burnout procède de l’imprécision intrinsèque des deux concepts. Figley identifie toutefois deux différences majeures : tandis que le burnout est d’installation lente, la fatigue compassionnelle peut survenir assez soudainement, sans signaux d’alerte francs. D’autre part, la fatigue compassionnelle s’accompagne d’un sentiment d’impuissance, de confusion, et d’une sensation d’isolement voire d’abandon de la part des soutiens institutionnels. La fatigue compassionnelle résulterait ainsi à la fois d’un burnout et d’un traumatisme secondaire (Stamm, 2005). À la différence de la fatigue compassionnelle, le burnout n’altère pas la vision du monde du salarié — encore faudrait-il admettre sans réserve que la déshumanisation de la relation à autrui et l’effondrement de l’estime de soi ne dégradent pas nécessairement la vision qu’un sujet en burnout a du monde. Mais parce qu’il fragilise le soignant, le burnout peut le rendre plus sensible aux traumatismes vicariants, donc ouvrir la voie à la fatigue compassionnelle. Burnout, traumatisme secondaire et fatigue compassionnelle peuvent donc survenir quasi simultanément chez la même personne... Pour ajouter à la confusion, les signes avant-coureurs ou les symptômes sont extrêmement variables d’une personne à l’autre, qu’il s’agisse du burn-out ou de la fatigue compassionnelle. Sur le plan physique, il peut s’agir d’une impression d’épuisement persistant, que ne soulage pas le repos (sommeil, week end). Les troubles du sommeil (insomnie ou hypersomnie), les migraines, le mal de dos, les tensions musculaires, les troubles gastro-intestinaux, les nausées constituent autant de symptômes qui, pris séparément, sont d’une gravité limitée, mais qui doivent alerter.
Sur le plan psycho-comportemental, l’épuisement émotionnel est l’un des signes les plus caractéristiques de la fatigue compassionnelle. D’autres indices, tout aussi peu spécifiques, peuvent être évocateurs : apparition ou renforcement de certaines addictions (alcool, tabac, fuite dans le travail, shopping, accès boulimique...), absentéisme, irritabilité, mise à distance (physique et symbolique) des patients ou de leur famille, indécision, difficultés relationnelles, mésestime de soi, détérioration des capacités de sympathie et d’empathie, amertume, ressentiment, irruption d’images mentales perturbatrices, pessimisme, difficulté à scinder vie professionnelle et vie privée, renoncement aux activités extraprofessionnelles...
Facteurs de risque
Outre l’exercice d’une profession exigeant le contact avec des victimes, divers facteurs de risque peuvent être mentionnés :
- l’exercice d’une profession érigeant l’empathie* au rang de valeur première, ce qui explique l’exposition des professions d’aide ;
- des fragilités antérieures, notamment une tendance dépressive ou anxisue ou des traumatismes personnels passés, surtout non résolus, que la souffrance des victimes que le professionnel est amené à prendre en charge est susceptible de réactiver ;
- enfin, la confrontation à la souffrance des enfants, qui semblent ébranler davantage les officiers de police, les sapeurs-pompiers ou les urgentistes amenés à intervenir. Outre son jeune âge, l’enfant peut en effet être amené à faire aux secouristes un récit plus « froidement clinique », comportant davantage de détails crus et moins d’euphémisations culturellement apprises, qu’un adulte Or, en dehors des crises humanitaires, c’est fréquemment à l’occasion d’une action médico-socio-psychologique que le traumatisme d’un enfant est découvert, expliquant que les professionnels assurant ce type de prise en charge soient plus souvent que d’autres praticiens victimes de fatigue compassionnelle.
Ces facteurs de risque peuvent être aggravés par des éléments organisationnels : horaires de travail irréguliers, isolement*, climat de travail* défavorable, absence de soutien social*, déficit de reconnaissance*, etc.
Prévention
La fatigue compassionnelle semble une contre-partie si inexorable des métiers de la relation d’aide que les Anglo-Saxons évoquent le « cost of caring » : le coût du soin... Si parler de prévention de la fatigue compassionnelle peut sembler optimiste, diverses stratégies individuelles et organisationnelles permettent d’en limiter la gravité.
Sur le plan individuel, toutes les stratégies permettant de s’économiser soi-même, par exemple en apprenant ou en réapprenant à ménager une aire de transition entre le travail et le non-travail (p.ex. divers petits rituels de relation, comme écouter de la musique ou lire un roman durant son trajet travail/domicile) semblent présenter un intérêt. L’aménagement de plages de temps libre a ici un rôle de ressourcement essentiel par la pratique d’un hobby, d’une activité physique régulière ou le développement du capital spirituel, intellectuel ou artistique.
Sur le plan organisationnel, la contagion émotionnelle par les images mentales traumatisantes peut être limitée par l’adaptation des règles de communication professionnelle respectant deux règles simples : la première consiste à laisser son interlocuteur (collègue ou superviseur) se préparer à affronter ce que l’on s’apprête à lui dire, tout en lui demandant son consentement à l’écoute (« Puis-je te parler de ma séance avec Mme A hier soir ? ») ; la seconde, à ne lui fournir que les détails cliniques absolument nécessaires, en évitant les descriptions horrifiantes ou sordides, génératrices d’images mentales potentiellement contaminantes.
Le risque de fatigue compassionnelle s’accroissant avec la dégradation des conditions de travail, le professionnel et l’institution doivent commencer par reconnaître et accepter l’existence inéluctable de la fatigue compassionnelle, par développer les occasions de debriefing formel et informel (les pauses café constituent à cet égard d’excellentes « soupapes de sécurité »), et par favoriser le soutien social entre soignants, par exemple en privilégiant le travail en pluridisciplinarité. Le travail à temps partiel, s’il est voulu, le partage entre plusieurs activités (soins et formation, par exemple) ou la formation continue semblent également efficaces.
Par définition, la fatigue compassionnelle relève de la psychotraumatologie. Si ses ressources psychiques ne lui permettent pas de la surmonter, l’organisation devra nécessairement adresser le salarié en souffrance au psychologue ou au médecin du travail qui l’orienteront, le cas échéant, vers la prise en charge psychothérapeutique la plus adaptée.
Philippe ZAWIEJA, Centre de recherche sur les Risques et les Crises, MINES ParisTech et ORPEA
Dans Dictionnaire des risques psychosociaux. ZAWIEJA, Philippe et GUARNIERI, Franck (coord.). Paris : Le Seuil, 2014
• Figley C.R., coord. (1995). Compassion Fatigue – Coping with secondary traumatic stress disorder in those who treat
the traumatized. New York: Routledge.
• Figley C.R., coord. (2002). Treating Compassion Fatigue. New York: Routledge.
• Joinson C (1992). Coping with compassion fatigue. Nursing, 22(4): 116-120.
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